ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU "MONDE" DU 11 MARS 2003
A l'heure où le président de la République lui-même n'hésite pas à traiter de « voyous » les industriels peu scrupuleux avec l'environnement, on pouvait attendre des pouvoirs publics qu'ils aient à coeur de faire payer aux responsables le coût réel de la catastrophe de l'amiante. Erreur.
Dans le dossier de l'indemnisation des victimes, le gouvernement n'a pas hésité à afficher une compréhension bienveillante à l'égard des industriels, quitte à léser les personnes contaminées et leurs familles. Lors du dernier conseil d'administration du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (FIVA), les représentants de l'Etat, du Medef et de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME) se sont entendus pour minimiser l'indemnisation des victimes et faire passer, par 11 voix contre 10, des barèmes qui placent la barre à environ la moitié de la moyenne des sommes obtenues devant les tribunaux, ou encore au quart des meilleurs montants perçus par les victimes.
L'histoire retiendra que le montant de l'indemnisation des victimes a été décidé par ceux-là mêmes qui représentent les principaux responsables de la catastrophe sanitaire de l'amiante : les employeurs qui n'ont pas pris les mesures nécessaires pour protéger leurs salariés, les industriels de l'amiante qui ont diffusé un matériau cancérigène en toute connaissance de cause et l'Etat qui n'a pas adopté les mesures réglementaires de prévention indispensables.
Au départ, la loi du 23 décembre 2000 qui a donné naissance au FIVA prévoyait la réparation intégrale de droit commun des préjudices des victimes de l'amiante. Il s'agissait de leur octroyer une indemnisation rapide et automatique, en les dispensant des affres d'une procédure judiciaire. Or les montants qui viennent d'être votés ne peuvent qu'inciter les victimes à se tourner de nouveau vers les tribunaux.
Quelques chiffres éclaireront le débat. La création du FIVA a été obtenue au terme d'une bataille judiciaire sans précédent. Les victimes et leurs associations ont lancé pas moins de 3 000 procédures judiciaires devant les tribunaux des affaires de Sécurité sociale (TASS), au titre de la faute inexcusable de l'employeur, et également devant les commissions d'indemnisation des victimes d'infractions (CIVI) sur la base de l'existence d'infractions pénales. Les procédures ont réussi et l'on a assisté à une augmentation progressive du montant des indemnisations servies par les tribunaux. Dernièrement, le TASS de Melun a accordé 300 000 euros au titre des préjudices extrapatrimoniaux à une personne âgée de 48 ans et atteinte d'un mésothéliome. Devant le FIVA, elle n'aurait obtenu que 150 000 euros.
S'agissant des pathologies moins graves, comme les plaques pleurales, le FIVA n'accordera en moyenne que 13 900 euros, alors que, si l'on considère l'ensemble des indemnisations octroyées par les tribunaux, la moyenne se situe à environ 30 000 euros. La méthode employée par le gouvernement est tout aussi critiquable que le résultat. Dès la mise en place du conseil d'administration du FIVA, en avril 2002, les représentants des pouvoirs publics ont utilisé tous les arguments et toutes les astuces pour minimiser le montant des indemnisations. En proposant, par exemple, d'utiliser à la place de celui de la Sécurité sociale un barème médical sur mesure, concocté par les experts des compagnies d'assurances privées quelques semaines avant la mise en place du FIVA. Ou encore en tentant de ne pas indemniser le préjudice d'incapacité des personnes atteintes de cancer, au motif qu'elles allaient rapidement décéder. Toutes ces manoeuvres furent démontées et mises en échec une par une et des principes d'indemnisation conforme à l'équité furent adoptés. Mais quand le gouvernement s'est rendu compte que les représentants des associations de victimes et des organisations syndicales étaient capables de s'entendre pour proposer un barème d'indemnisation basé sur les montants moyens offerts par les tribunaux qu'il serait bien en peine de réfuter, il n'a pas hésité à modifier la composition du conseil d'administration du fonds. Il s'est dépêché de nommer, en toute illégalité, des représentants du Medef et de la CGPME, dans le but de faire adopter un barème à sa convenance !
Ces nominations sont illégales car la loi créant le FIVA ne prévoit pas de postes au conseil d'administration pour les organisations patronales « es qualités », mais seulement pour « les organisations siégeant à la commission des accidents du travail et des maladies professionnelles » de la Caisse nationale d'assurance-maladie (CNAM), que le Medef et la CGPME ont quittée en 2001. Il revient maintenant au tribunal administratif, saisi par plusieurs associations et syndicats, de trancher.
La question des montants des indemnisations était à l'évidence cruciale pour le gouvernement, et, sur ce plan au moins, il a provisoirement gagné. L'ampleur de la catastrophe, avec ses 3 000 décès par cancer chaque année, et la gravité des fautes commises n'ont pas pesé lourd face aux intérêts économiques. Les pressions ont été nombreuses. Le patronat, bien sûr, a mis tout son poids dans la balance pour minimiser la facture de l'amiante et, à terme, celle de l'ensemble des risques professionnels. Car les principes d'indemnisation qui se sont joués au FIVA serviront vraisemblablement de base de départ, demain, à la réforme de la loi de 1898 sur la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles.
L'évolution d'une réparation forfaitaire minimale vers une réparation intégrale de droit commun est inévitable, et il était essentiel pour le Medef qu'elle ne se fasse pas sur des barèmes trop élevés. Le lobby des assureurs n'a pas été en reste, car ce sont eux qui risquent d'avoir à payer l'essentiel de l'addition. En effet, la loi oblige le FIVA à exercer des actions récursoires devant les tribunaux, à l'encontre des responsables et de leurs assureurs pour récupérer les indemnisations versées aux victimes.
Mais la pression décisive est venue de Bercy. Sans raison apparente, puisque le FIVA n'est pas un fonds public mais un intermédiaire entre les victimes, qu'il indemnise, et les responsables, qu'il fait payer. Sauf que le ministre de l'économie lui-même, Francis Mer, qui a fait une grande partie de sa carrière chez l'un des principaux industriels de l'amiante, Saint-Gobain, pouvait être sensible aux arguments de coût pour les responsables.
Dans ce mélange des genres, les victimes de l'amiante ont le sentiment d'avoir été trompées deux fois : la première, pour avoir été exposées à un risque évitable, la seconde pour être privées d'une partie de leur indemnisation par ceux-là mêmes qui les ont exposées. Poursuivre la bataille judiciaire pour une indemnisation juste et équitable des victimes de l'amiante est donc plus que jamais d'actualité. Pour que les préjudices des victimes soient effectivement réparés, mais aussi pour que les pouvoirs publics, les industriels et les chefs d'entreprise prennent enfin conscience de leurs responsabilités en matière de prévention.
par François Desriaux
(président de l'ANDEVA)
et Michel Parigot
(vice-président de l'ANDEVA et administrateur du FIVA)