RASSEMBLEMENT DU 22 NOVEMBRE 2002

 

Deux témoignages parmi des milliers

 

L’un concerne un ouvrier contaminé comme projeteur à Wanner Isofi à Aubervilliers. Il a été écrit par sa fille, Cyrille. Dans cet établissement les morts se comptent par dizaines, avec souvent plusieurs personnes dans la même famille touchées par la maladie.

Le deuxième a été écrit par la veuve d’un ouvrier d’Eternit Caronte à Port de Bouc, où il y a eu une véritable hécatombe.

Ces deux témoignages ont été lus lors du rassemblement par Annie Davin, veuve d'un cheminot de Marseille, qui a également expliqué ce qu'elle avait elle-même vécu.


Perdre son père à l’âge de 16 ans

 

Perdre son père à l’âge de 16 ans n’est pas chose facile. Comment pouvoir continuer à vivre normalement lorsqu’on a vécu les choses suivantes ?

J’ai eu un sentiment de souffrance très fort lorsque j’ai vu mon père s’évanouir pour la première fois après une quinte de toux, c’est à ce moment précis que j’ai senti que la maladie s’était installée, j’avais alors 15 ans.

Puis son état s’est aggravé de mois en mois. Tout d’abord les bronchites horribles avec le ressenti de l’étouffement et cette impuissance, vouloir donner à son père ses propres poumons pour le soulager aurait été un idéal.

Ensuite vient le temps de l’oxygène, machine infernale qui vous lie à la vie par un tuyau, la peur, jours et nuits, l’angoisse que tout s’arrête maintenant, qu’il ne respire plus, ne pas pouvoir dormir des nuits complètes pendant des semaines, écouter son souffle, sa respiration, l’état de santé qui s’aggrave, vider des pots de glaires entiers 20 fois par jour, rentrer de l’école le midi par peur de trouver son père mort. Vivre dans l’angoisse, le chagrin, car j’ai été obligée de faire très vite face à la réalité, cette chose horrible, perdre son père, la personne qui vous a permis de venir au monde, ne pas montrer ce chagrin, cette peur, toujours lutter pour croire qu’il y a un espoir, une greffe…

Mais rien, un appel à l’école pour me dire que mon père avait été transporté d’urgence à l’hôpital parce qu’il ne pouvait plus respirer. Cette sensation d’impuissance qui vous envahit, et puis la descente aux enfers. Cheque jour mon ^père se dégradait, il ne pouvait plus respirer, n’arrivait plus à parler, à bouger ; et puis un soir l’hôpital a appelé, mon père allait en réanimation pour y être endormi, car il souffait trop. On vous annonce cinq jours critiques, mais rien ne va plus… Et le jour tant craint, le morceau de vie qui s’arrache à vous, l’horrible douleur qui vous prend les tripes, l’annonce du décès de mon père par l’infirmière.

Tout s’arrête, rien ne va plus jamais comme avant, ne pas comprendre, ne pas accepter, être impuissant devant une telle chose. Comment croire que cela puisse arriver ?

Le temps a passé, mais la douleur et le chagrin restent intacts comme au premier jour. Ne pas pouvoir aimer quelqu’un ou tout simplement s’attacher à quelqu’un parce que la première chose qui me vient à l’esprit c’est perdre, « perdre l’être cher », comme j’ai perdu mon père, et ne plus jamais vouloir aimer pour ne plus jamais souffrir.

Cyrille


 

A tous ceux qui ont cru trouver « l’Eden » à Caronte

 

Aucun mot,

Aucune phrase,

Aucune ligne,

Aucune page,

Aucun livre,

Aucun dictionnaire,

 

Ne pourra jamais définir ces souvenirs qui n’en sont pas, ces flash qui reviennent à longueur de journée et ce, malgré les années.

 

Le diagnostic tombe, le sol se dérobe.

Surtout ne pas pleurer car il est dans la chambre à côté, il ne doit pas savoir.

Regard vide,  perdu, de ses filles qui viennent de subir des heures d’attente devant l’intervention chirurgicale.

Regard affolé des mêmes « chéries » à l’écoute du pronostic très sombre et très réservé.

Rassurer à tout prix, même si on sait qu’il n’y a rien à faire et que tout vient de s’écrouler.

Surtout ne rien laisser paraître de ses craintes de ses angoisses, de ses doutes, face à un malade exemplaire que l’on adore d’autant plus qu’aucune plainte ne sort de se bouche, mais dont les yeux reflètent toute la détresse.

Faire semblant pendant trois ans :

-   à chaque « mieux »

-   à chaque « pire »

-   à chaque prise de poids

-   à chaque perte de poids

Surtout garder le sourire en toutes circonstances.

-   pour lui

-   pour les enfants

-   pour les petits enfants

Semblant d’espoir après une bonne journée passée en famille où tout le monde à fait « comme si »

Désespoir à chaque rentrée à l’hôpital

Larmes retenues lors de la venue au monde de la petite dernière (il n’a plus la  force de porter cette petite miniature et s’étonne qu’elle pèse autant)

Écorchée devant le spectacle du bébé vivant ses premiers jours de vie, allongée aux côtés de son papou « sirotant » ses derniers instants

Vision de camp de concentration devant la maigreur extrême des derniers moments.

Puis vient    le calme

                     le silence

                     la solitude

Interrompus par la télé devant laquelle on se « colle » pour manger sur la petite table du salon, car on ne peut plus se mettre à la table familiale.

Après quelques temps viennent

-   les regrets

-   les doutes

-   les « j’aurais dû faire »

-   les « j’aurais pu dire »

-   l’impression de n’avoir pas su donner la rançon demandée pour l’enlèvement de votre « moitié de vie ».

Ne plus pouvoir s’endormir sans retrouver d’affreuses images de maladie qui sournoisement surgissent la nuit venue (heureusement il y a les cachets)

Impression de devenir un « zombi »

Se lever tous les matins en pensant avoir fait un cauchemard, se surprendre à l’entendre préparer le café du matin.

Frôler la folie par moment, mais toujours rester disponible pour ceux qui restent.

Ensuite, et bien qu’on s’en défende, il faut penser à l’argent, car les « fins » et les « débuts » de mois sont difficiles.

Le proverbe dit « marche ou crêve ». Je crois que les veuves de 50 ans doivent « faire avec », avec quoi, je vous le demande.

L’ aumône d’un an d’allocation veuvage. Ensuite avoir la chance d’être en mauvaise santé pour bénéficier d’invalidité, mais, les charges restant les mêmes, cela ne suffit pas.

Huit ans se sont écoulés (c’était hier ou peut-être aujourd’hui)

Les réunions de famille ont perdu leur âme.

Certains enfants sont partis très loin pour oublier.

D’autres ont « pété les plombs ».

Toute cette souffrance parce que ce qui était une poussière de rêve lorsqu’on avait la chance (croyait-on) d’être embauché à Eternit, s’est transformé en poussière de mort quelques années plus tard.

 

Nicole

Veuve à 50 ans

 

Petit Thierry avait 3 ans.

Petite Manon avait 4 mois.

Les filles depuis n’ont plus de passé !!!